Chapitre 66
Très courtoisement, Campbell fit signe à la femme de ménage de se retirer. Dès qu’elle eut refermé la porte derrière elle, le nouveau ministre de la Civilisation entra dans la chambre.
Teresa se retourna dès qu’elle l’entendit.
— Mon chéri, s’écria-t-elle, te voilà enfin !
— Bonjour, Tess…
Après des heures et des heures de réflexion, Dalton en était enfin arrivé au stade où il pourrait faire face à sa femme sans perdre son sang-froid.
Mais ce ne serait pas facile…
Pour en être là, il avait dû mobiliser tout son art de l’analyse et de la stratégie. Prendre de la distance était le seul moyen de garder son contrôle face à une situation qui le touchait si profondément. Mais il gérerait cette crise, comme tant d’autres auparavant…
— Je ne t’attendais pas si tôt, mon chéri !
— Tess, j’ai entendu des… rumeurs.
Assise à sa coiffeuse, la jeune femme brossait sa longue chevelure.
— Vraiment ? Des choses intéressantes ?
— Tout dépend du point de vue… On raconte que tu partages la couche du pontife. C’est exact ?
Une question de pure forme. Après avoir fait vibrer tous les fils de sa toile, Dalton connaissait déjà la réponse.
Teresa cessa de se brosser et le regarda dans le miroir. Si son visage exprimait toute une palette d’émotions, le défi dominait nettement.
— Dalton, ce n’est pas un homme comme les autres, dit Tess. (Elle se leva et se retourna, se demandant visiblement comment son mari allait réagir.) Il représente le Créateur en ce monde !
— Puis-je savoir comment c’est arrivé ?
— Bertrand m’a dit que le Créateur s’était adressé à lui. (Teresa détourna le regard.) Parce que je t’ai toujours été fidèle, et que tu m’as également fait cette grâce, Il m’a choisie pour être celle qui aiderait le pontife à supporter le poids de sa charge.
» En un sens, c’est une récompense pour toi, Dalton. (Elle leva de nouveau les yeux sur son mari.) Ta loyauté a été remarquée par le Créateur en personne !
— Oui, on peut voir les choses comme ça, parvint à répondre Campbell.
— Selon Bertrand, j’accomplis un devoir sacré.
— Un devoir sacré ? Rien que ça ?
— Quand je suis avec lui, c’est… Eh bien, je ne sais, très… spécial. Aider le pontife à porter le fardeau de ses responsabilités est un honneur en plus d’une sainte mission. Quand je pense que je contribue à lui rendre la tâche moins pénible ! Dalton, être le pontife est tellement difficile !
— Sur ce point, tu as absolument raison.
Voyant qu’il ne s’énerverait pas et ne la brutaliserait pas, Tess approcha de son mari.
— Tu sais, je t’aime toujours autant.
— Je suis heureux de l’entendre, ma chérie. Je craignais d’avoir perdu ton amour.
Teresa prit Dalton par les épaules.
— Idiot ! Tu devrais savoir que ça n’arrivera jamais ! Je t’aime, mais le pontife m’a appelée à ses côtés. Tu dois le comprendre. Il a besoin de moi.
Le nouveau ministre avala la boule qui se formait dans sa gorge.
— Bien entendu, ma chérie… Mais… hum… pourrons-nous encore être ensemble ? Au lit, je veux dire ?
— Évidemment ! C’est ça qui t’inquiétait ? Tu redoutais que je n’aie plus de temps à te consacrer ? Dalton, je t’aime, et je te désirerai toujours !
— Alors, tout va bien… Oui, tout va bien…
— Viens au lit, mon chéri, et je te prouverai que je ne te mens pas. Tu me trouveras peut-être même plus excitante que jamais !
» N’oublie pas qu’être avec le pontife est un honneur ! Tout le monde t’en respectera davantage !
— Ça, je n’en doute pas…
— Alors, tu viens au lit ? (Teresa posa un baiser sur la joue de son mari.) Laisse-moi te montrer combien je peux te rendre heureux !
— Eh bien… (Dalton se gratta pensivement le front.) J’adorerais ça, mais j’ai tant de travail ! Le scrutin n’est pas encore tout à fait dépouillé, et…
— Je sais. Bertrand m’a parlé des résultats.
— Bertrand ?
— Le pontife, idiot ! Il m’a dit que c’était un triomphe. Je suis si fière de toi ! Je sais quel rôle tu as joué dans cette affaire. Ce n’est pas seulement un succès pour Bertrand. Il dit lui-même qu’une partie du mérite te revient.
— Une partie ? Il est très généreux de reconnaître ma modeste contribution…
— Il dit beaucoup de bien de toi, tu sais !
— Encore une nouvelle qui me met du baume au cœur… Tess, désolé, mais je dois retourner au… travail. J’ai des urgences !
— Dois-je t’attendre pour me coucher ?
— Non, ma chérie. Il faut que j’aille à Fairfield, pour une affaire qui ne peut pas attendre.
— Ce soir ?
— Oui, ce soir…
— Tu ne devrais pas travailler autant. Promets-moi de te reposer un peu. Je m’inquiète pour toi !
— Tu as tort. Je ne me suis jamais senti aussi bien.
— Dans ce cas, jure de te ménager un peu de temps pour me faire l’amour !
— Ne t’inquiète surtout pas pour ça ! Très bientôt, nous… nous serons dans les bras l’un de l’autre. À présent, je dois partir. Bonne nuit, ma chérie.
— Je vous connais ? demanda l’herboriste en tendant la fiole à Kahlan.
— Non, répondit l’Inquisitrice. (Elle tourna la tête pour que la femme ne voie pas clairement son visage.) Je viens de loin, et je ne resterai pas à Fairfield après avoir réglé cette… affaire.
Kahlan portait ses vêtements de voyage – un pantalon, une chemise et une veste. Une fois sortie du camp, elle avait enveloppé sa longue chevelure dans un foulard. Comme de juste, les sentinelles avaient insisté pour l’accompagner pendant sa « promenade », mais elle avait usé de toute son autorité pour les renvoyer à leur poste.
Ce truc-là n’aurait jamais marché avec Cara. Mais les soldats étaient moins portés sur l’insubordination que la Mord-Sith. Et beaucoup plus crédules qu’elle, fallait-il ajouter.
— Eh bien, soupira l’herboriste, je vous comprends, ma chère. Beaucoup de femmes font un long chemin pour résoudre les problèmes de ce genre.
Elle tendait la fiole mais ne la lâcherait pas avant d’avoir été payée. Kahlan lui donna une pièce d’or.
— Gardez tout. En échange, j’espère pouvoir compter sur votre silence.
La vieille femme inclina la tête.
— Cela va sans dire… Merci, ma chère, vous êtes très généreuse.
Kahlan prit la fiole, la laissa reposer sur sa paume et regarda le liquide clair qu’elle contenait. S’avisant soudain que son autre main reposait sur son ventre, elle la laissa retomber le long de sa jambe.
— Puisque je viens de la préparer, cette dose sera efficace jusqu’à demain matin. Prenez-la n’importe quand dans la nuit, mais pas au-delà… sinon, elle n’agira pas. Le mieux est de l’avaler avant de vous coucher.
— Ce sera douloureux ?
L’herboriste fronça les sourcils, compatissante.
— Probablement pas plus que vos règles normales. Quand on intervient si tôt, il n’y a pas de problème. Mais vous saignerez beaucoup, c’est une certitude.
Kahlan avait voulu demander si ce serait douloureux pour l’enfant. Elle n’eut pas le cœur de préciser sa pensée.
— Buvez tout, c’est important ! Le goût n’est pas désagréable, mais si vous voulez prendre un peu de thé avec, ce n’est pas contre-indiqué.
— Merci pour tout…
Kahlan se tourna vers la porte.
— Une minute ! lança l’herboriste. (Elle approcha et prit la main de l’Inquisitrice.) Je suis désolée, mon enfant. Mais vous êtes jeune, et vous en aurez un autre.
Une horrible idée traversa soudain l’esprit de Kahlan.
— Ça ne risque pas de m’empêcher…
— Pas du tout, mon enfant ! Il n’y aura pas de suites désagréables.
— Merci, répéta l’Inquisitrice, pressée de sortir de la petite maison pour se retrouver seule.
Au cas où elle éclate en sanglots, il valait mieux que ce soit dans l’obscurité, et sans témoin.
La vieille femme la prit par le bras et la força à faire demi-tour.
— En principe, dit-elle, je ne tiens pas de sermon aux filles qui viennent me voir, parce qu’il est beaucoup trop tard pour leur mettre un peu de plomb dans la cervelle. Mais vous paraissez différente. Mariez-vous le plus vite possible ! J’interviens quand on me le demande, mais je préfère de loin aider à mettre les enfants au monde que… Enfin, vous m’avez comprise…
— Je partage votre opinion. Encore merci… .
Kahlan remonta les rues obscures de Fairfield. Même à cette heure tardive, des gens vaquaient encore à leurs occupations. Très bientôt, quand arriverait l’Ordre, leurs petites vies seraient bouleversées au-delà de ce qu’ils pouvaient imaginer.
Mais pour l’instant, c’était elle qui se sentait bouleversée !
Soudain, elle décida d’agir avant d’être rentrée au camp. Si Richard trouvait la fiole, elle devrait lui mentir, et ça ne lui plaisait pas. Mais si elle lui disait la vérité, il ne la laisserait pas faire…
Avec sa petite comédie, un peu plus tôt sous la tente, elle avait pu apprendre ce qu’il pensait et désirait vraiment.
Et il avait raison ! Trop de gens comptaient sur eux pour qu’ils se laissent distraire par des problèmes personnels. Sur un sujet pareil, Shota tiendrait parole, et l’empêcher d’agir les détournerait de leur mission. La fiole contenait l’unique bonne solution à son… état.
Alors qu’elle sortait de l’a ville, l’Inquisitrice vit Dalton Campbell remonter à cheval la rue où elle allait s’engager. Peu soucieuse de le croiser, elle s’engouffra dans une ruelle latérale.
Cet homme lui avait toujours semblé du genre posé et réfléchi. En le regardant passer du coin de l’œil, elle eut le sentiment qu’il était dans un état second. Que faisait-il à une heure pareille dans un quartier surtout connu pour ses tavernes louches et ses maisons closes ?
Quand il se fut éloigné. Kahlan revint dans la plus grande des deux rues.
Elle atteignit très vite la route qui menait au domaine du ministère de la Civilisation. Les soldats d’Harans étaient cantonnés à quelque distance du palais, dans un champ de blé.
Au loin, l’Inquisitrice vit les rayons de lune se refléter sur les ornements de cuivre d’une calèche. Même si le véhicule ne la croiserait pas avant longtemps, elle décria de couper par les champs. Rencontrer quelqu’un en chemin serait trop dangereux, surtout s’il s’agissait d’une personne susceptible de la reconnaître.
Alors qu’elle marchait entre les épis de blé, la boule qui s’était formée dans la gorge de Kahlan lui parut assez grosse pour l’étouffer. Sentant des larmes perler à ses paupières, elle fit encore quelques pas puis se laissa tomber à genoux et éclata en sanglots.
Les yeux baissés sur la fiole qu’elle tenait toujours, elle tenta en vain de se souvenir d’un moment plus misérable de sa vie. Pourtant, l’acte qu’elle s’apprêtait à commettre contribuerait à sauver des centaines de milliers de vies. La seule certitude qui lui permettrait d’aller jusqu’au bout…
Elle retira le bouchon de la fiole et le laissa glisser de ses doigts étrangement gourds. Puis elle pressa sa main libre sur son ventre, où grandissait déjà son enfant et celui de Richard.
Jugeant qu’elle respirait trop vite, elle attendit un moment. Pas question d’être incapable d’avaler, une fois qu’elle aurait le liquide dans la bouche !
Elle porta la fiole à ses lèvres, hésita, contempla la potion à la lumière du clair de lune… puis inclina la main et la vida dans la poussière.
Aussitôt, une vague de soulagement la submergea. On eût dit qu’elle venait d’épargner sa propre vie, autorisant l’espoir à revenir en ce monde.
Quand elle se releva, ses larmes n’étaient déjà plus qu’un mauvais souvenir. Et pour la première fois depuis des jours, elle sourit du fond du cœur. L’enfant que lui avait donné Richard était sain et sauf !
L’Inquisitrice jeta au loin la fiole vide. Ce faisant, elle s’aperçut qu’un homme la regardait, campé entre les épis de blé.
Alors qu’elle se pétrifiait, il avança vers elle d’un pas tranquille mais décidé. Regardant autour d’elle. Kahlan vit que d’autres silhouettes approchaient. Elle était encerclée !
De jeunes hommes, distingua-t-elle. Tous plus roux les uns que les autres…
Sans attendre que sa situation s’aggrave, Kahlan se laissa guider par son instinct et commença à courir à toutes jambes vers le camp.
Au lieu de tenter de slalomer entre ses agresseurs, elle fonça sur le plus proche. Bien campé sur ses pieds, il écarta les bras pour l’intercepter.
Kahlan bondit, lui saisit le poignet et reconnut en un éclair Rowley, le messager venu les accueillir, le premier jour…
Sans effort de volonté conscient, elle déchaîna son pouvoir, les muscles tendus pour encaisser le choc en retour, quand la magie s’emparerait de l’esprit du Haken.
Bien entendu, rien ne se passa. Comme tous les autres magiciens, elle était privée de son pouvoir, même s’il lui semblait être encore tapi au plus profond de son corps.
Et cela allait lui coûter la vie !
Alors que cette pensée lui traversait l’esprit, Kahlan sentit le contact d’une magie étrangère et perverse. Un picotement, sur chaque pouce carré de sa peau, lui apprit qu’un pouvoir agressif fondait sur elle. Ou plus exactement, à la manière d’une vipère, avait jailli de son trou pour la mordre.
Elle lâcha Rowley et tenta de fuir, mais il était trop tard. Autour d’elle, ses agresseurs refermaient le cercle. Elle n’avait plus que deux solutions : se battre ou se laisser tuer comme un agneau paralysé de peur devant le couteau du boucher.
Elle choisit la première option.
D’un coup de pied, elle défonça le sternum du Haken qui approchait sur sa droite. Le souffle coupé, il s’écroula presque sans un bruit.
D’un coup de genou dans l’entrejambe, elle mit Rowley provisoirement hors d’état de nuire. Puis, les doigts en fourche, elle propulsa sa main dans les yeux du tueur de gauche.
S’étant créé une ouverture, elle s’y engouffra, crut un instant qu’elle s’en sortirait et cria de douleur quand une main se glissa sous son foulard puis se referma sur ses cheveux.
Stoppée net, l’Inquisitrice ne tomba pas et réussit à enfoncer son coude dans le flanc du type.
Ce fut sa dernière attaque, car les autres lui bondirent dessus comme une meute de chiens. Dès qu’ils lui eurent immobilisé les bras et les jambes, un formidable coup de poing la plia en deux.
Kahlan sentit que l’impact venait de provoquer des dommages irréversibles dans ses entrailles.
Un autre coup suivit, cette fois au visage. Puis un autre encore…
Incapable de respirer et totalement désorientée, l’Inquisitrice voulut se protéger la tête, mais des mains puissantes l’empêchèrent de lever le bras.
Plusieurs poings s’enfoncèrent les uns après les autres dans son abdomen déjà en feu. Puis des gifles plurent, si fortes qu’elle crut que son cou n’y résisterait pas.
Pour ne pas s’étouffer avec, Kahlan tenta d’avaler le sang qu’elle avait dans la bouche.
Comme s’ils venaient de très loin, elle entendit les grognements de ses bourreaux, qui donnaient de la voix pour s’encourager, tel un bûcheron qui attaque un tronc énorme avec sa hache.
Alors. Kahlan se résigna. Elle allait mourir ici, rouée de coups de pied et de poing par des hommes qu’elle ne connaissait pas.
Pour mieux l’achever, ils la jetèrent au sol.
Très vite, l’obscurité enveloppa l’Inquisitrice comme un linceul. Puis elle cessa de sentir la douleur et d’entendre les cris rageurs de ses bourreaux.
Quand son cœur eut cessé de battre, elle vit enfin danser devant elle la douce Lumière du Créateur.
Hébété, Richard errait dans le champ de blé caressé par les rayons de lune. Tout avait tourné à la catastrophe. Pour la première fois de sa vie, le fardeau qu’il portait sur les épaules l’écrasait tellement qu’il avait du mal à respirer.
Le Sourcier était à court de solutions. Les Carillons et l’Ordre Impérial… Sur les deux fronts, la déroute semblait inévitable.
Pourtant, le sort de centaines de milliers de gens – qu’ils en aient conscience ou non – continuait à dépendre de lui. Les Contrées du Milieu ne repousseraient pas seules l’Ordre Impérial, et les D’Harans seraient vaincus s’ils n’avaient pas un seigneur Rahl pour les guider. Sans parler des Carillons, qui devenaient chaque jour de plus en plus puissants et menaçaient le monde entier…
Histoire de l’accabler un peu plus, il s’était échiné pendant des semaine à sauver le peuple d’Anderith – au risque d’en sacrifier d’autres – pour se faire tout simplement cracher à la figure.
Mais ce n’était pas le pire. À cause de tous ces combats, Kahlan et lui devaient se priver de la joie d’avoir un enfant. Avec l’accord de sa femme, Richard aurait été prêt à affronter Shota. Le fruit de leur union serait sans cesse en danger, et eux aussi, mais il était prêt à se battre pour affirmer ses droits, et surtout ceux de Kahlan, à se construire un avenir. Hélas, s’occuper de cette question essentielle était impossible tant que les Carillons et l’Ordre n’auraient pas été vaincus. Face à une telle opposition, ajouter Shota à la liste de leurs adversaires aurait été de la folie.
Kahlan le savait, mais il lui était de plus en plus difficile de faire passer le devoir avant tout le reste. Il en allait ainsi depuis sa naissance, et le fardeau devenait insupportable.
S’ils n’accomplissaient pas leur mission, le monde plierait l’échine sous le joug de Jagang – à condition que les Carillons ne l’aient pas détruit avant. Car leur priorité n’avait pas changé, et Richard était directement responsable de la présence de ces monstres dans l’univers des vivants. Il lui revenait donc de les en chasser.
S’il réussissait à comprendre ce qu’avait fait joseph Ander, il devrait vaincre Jagang avant de fonder une famille. Kahlan comprenait, même si elle en souffrait…
Richard remercia les esprits du bien de lui avoir accordé au moins une bénédiction : son épouse !
À force de marcher, s’avisa-t-il soudain, il ne devait plus être très loin de Fairfield. S’il ne rebroussait pas chemin, Kahlan finirait par s’inquiéter de sa trop longue absence. Avec tout ce qui l’angoissait déjà, il n’était pas nécessaire d’en rajouter…
Mais elle était forte, il le savait, et ne pas avoir un enfant tout de suite ne la briserait pas.
Quand il eut fait demi-tour, le Sourcier crut entendre du bruit. Tendant l’oreille, il constata qu’il ne se trompait pas. Perdu dans ses pensées, il n’avait guère prêté attention à ce qui se passait autour de lui. Les étranges sons continuaient. Pour ce qu’il en savait, ils avaient pu commencer depuis un bon moment. Mais ils évoquaient un…
D’instinct, Richard courut vers l’origine du raffut bizarrement étouffé. En approchant, il reconnut certains sons. Des grognements d’hommes en plein effort qui…
… Rouaient de coup une victime recroquevillée sur le sol !
Dès qu’il découvrit ce sinistre spectacle, le Sourcier bondit sur la bande de voyous, tira le plus proche en arrière par les cheveux et… comprit qu’il arrivait trop tard.
La malheureuse victime était morte.
L’homme que Richard avait écarté de la meute se dégagea et lui sauta à la gorge. Alors qu’il encaissait le choc, le Sourcier reconnut un des messagers de Dalton Campbell. Rowley, s’il se souvenait bien… Un Haken aux cheveux roux dont les yeux, ce soir, brillaient de rage et de folie meurtrière.
— Tous avec moi ! cria-t-il.
Sans s’affoler, Richard passa un bras autour du cou du Haken, lui prit le menton de l’autre main, et, d’une simple traction, lui brisa net la nuque.
Lâchant le cadavre, il tendit simplement une main pour défoncer le nez du colosse qui chargeait avec la violence d’un taureau… et aussi peu d’intelligence.
Avant même que l’imbécile se fût écroulé, Richard saisit un autre bandit par les cheveux, le força à se plier en deux et lui broya la trachée-artère d’un coup de genou.
Un bon début, pensa le Sourcier, mais considérant le nombre d’hommes qui lui faisaient face, il risquait de subir le même sort que le pauvre type étendu sur le sol. Son seul petit avantage – ces salopards étaient déjà épuisés par leur premier crime – ne pesait pas lourd quand on luttait à un contre trente. Surtout face à des véritables enragés…
Au moment où ils allaient bondir sur Richard, les voyous aperçurent quelque chose qui les dissuada d’aller plus loin. Les voyant détaler avec un bel ensemble, le Sourcier se retourna et découvrit les six maîtres de la lame de Du Chaillu, arme au poing.
Les Baka Tau Mana avaient dû le suivre discrètement pendant sa promenade « solitaire ». Et malgré ses talents de guide forestier, il ne s’était pas douté un instant de leur présence. Pendant que ces extraordinaires guerriers poursuivaient les tueurs Richard se pencha sur la victime.
Il ne s’était pas trompé. C’était fini…
Se relevant avec un soupir, le Sourcier regarda le pantin désarticulé qui avait été un être vivant quelques minutes auparavant. Sa fin, à voir le résultat, avait dû être atroce.
En arrivant un peu plus tôt, Richard aurait pu empêcher cette ignoble mise à mort. Soudain révulsé par la vision de ce cadavre, et des trois autres qui l’entouraient, il s’éloigna comme s’il avait le Gardien à ses trousses.
Quelques pas plus loin, il s’arrêta, frappé par une étrange idée. Puis il regarda derrière lui, eut un haut-le-cœur, mais dépassa cette réaction viscérale. Si le supplicié avait compté parmi ses proches, n’aurait-il pas voulu que les témoins fassent tout leur possible pour lui ? Ce soir, il était le seul en mesure d’intervenir – à supposer qu’il y ait encore quelque chose à faire. Essayer valait la peine ! La victime étant morte, il n’y avait de toute façon rien à perdre.
Il rebroussa chemin et s’agenouilla près du cadavre, dans un tel état qu’il n’aurait su dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Reconnaissant des lambeaux de pantalon, il supposa que la première hypothèse était la bonne.
Richard glissa une main sous la tête du mort. Il essuya une partie du sang qui souillait les lèvres éclatées du malheureux, puis posa les siennes dessus.
Il se souvint de ce que Denna lui avait fait, quand il était aux portes de la mort. Il revit l’intervention de Cara sur Du Chaillu, après sa noyade…
Il donna le souffle de la vie à un corps qu’elle avait abandonné. Puis il écarta sa bouche et écouta l’air ressortir en sifflant des lèvres du cadavre.
Il recommença, perdant toute notion du temps. Durant une éternité – en réalité quelques minutes – il souffla dans la bouche du mort en implorant les esprits de l’aider à accomplir un miracle.
Tout changerait si une seule chose positive ressortait de sa captivité entre les mains de Denna. Et il savait que la Mord-Sith, là où elle était, serait apaisée de savoir qu’elle lui avait aussi appris à redonner la vie. Avec la résurrection de Du Chaillu, Cara avait déjà prouvé que les femmes en rouge n’étaient pas que des tueuses.
Richard s’adressa de nouveau aux esprits du bien, les suppliant de ne pas prendre aujourd’hui l’âme du pauvre homme battu à mort par des monstres.
Et ils l’écoutèrent. Sous ses paumes, le Sourcier de Vérité sentit se soulever la poitrine de l’inconnu.
Entendant des bruits de pas dans son dos, il se retourna et vit que deux maîtres de la lame revenaient d’une démarche tranquille. Leur demander s’ils avaient coincé leurs proies eût été insultant. Les jeunes tueurs ne feraient plus jamais de victimes…
Un autre homme approchait. D’un âge certain, ce gentilhomme – si on en jugeait par ses vêtements – courait pourtant comme s’il avait eu vingt ans.
— Créateur bien-aimé, dit-il quand il arriva près de Richard, pas encore !
— De quoi parlez-vous ?
Comme s’il n’avait pas entendu, le vieil homme s’agenouilla, prit la main du blessé et la pressa contre sa joue.
— Grâce en soit rendue au Créateur, il vit encore ! (Il se tourna vers Richard.) J’ai une calèche, sur la route, pas très loin d’ici. Aidez-moi à porter ce malheureux jusque-là, et je le conduirai chez moi.
— Où habitez-vous ? demanda Richard.
— À Fairfield, répondit l’homme en regardant les deux maîtres de la lame soulever délicatement le miraculé.
— Eh bien, dit Richard, je suppose que c’est plus près que le camp de mes soldats.
Il essuya le sang collé à ses lèvres, se leva et tendit la main à l’inconnu, qui négligea son offre et se remit debout tout seul.
— Seriez-vous le seigneur Rahl ?
Richard répondit d’un hochement de tête.
— Seigneur, je suis très honoré, même si j’aurais préféré vous rencontrer dans d’autres circonstances. Je me nomme Edwin Winthrop.
Le Sourcier serra la main que l’Anderien lui tendit.
— Merci de votre aide, messire Winthrop.
— « Edwin », je vous en prie ! Seigneur Rahl, c’est affreux ! Ma pauvre femme, Claudine…
Winthrop éclata en sanglots. Craignant qu’il ait un malaise, Richard le prit doucement par les épaules.
— … Claudine a été assassinée dans les mêmes circonstances. Battue à mort, sur cette route…
— Je suis navré, mon ami, souffla Richard.
À présent, il comprenait la réaction du vieil homme.
— Je veux aider ce malheureux ! S’il y avait eu quelqu’un comme vous, quand Claudine… Mais personne n’est venu à sa rescousse. Seigneur, permettez-moi de secourir ce blessé !
— Appelez-moi « Richard », Edwin… Je suis ravi que vous vouliez faire quelque chose pour cet infortuné promeneur…
Richard et Edwin suivirent Jiaan et un maître de la lame jusqu’à la calèche, où les deux Baka Tau Mana déposèrent le blessé avec d’infinies précautions.
— Jiaan, puisque je vois que tous tes guerriers sont revenus, je veux que tu accompagnes mon ami Edwin avec deux de tes hommes. S’ils apprennent que leur victime est toujours vivante, les tueurs voudront peut-être finir le travail…
— Aucun survivant ne pourra aller rapporter son échec à un éventuel commanditaire, dit Jiaan.
— Je m’en doutais, mais s’il existe, cet homme finira par savoir que le coup a raté… Edwin, ne parlez de cette histoire à personne, pour votre propre bien et celui du blessé…
Winthrop hocha la tête et monta dans la calèche.
— J’ai pour ami un guérisseur qui saura tenir sa langue…
Richard et les maîtres de la lame restants retournèrent au camp en silence. Quelque temps plus tôt, ces hommes lui avaient dit ne pas douter un instant que le Caharin bannirait les Carillons responsables de la « mort » de leur femme-esprit. Ce soir, le Sourcier n’avait pas le cœur de leur avouer qu’il n’était pas plus avancé qu’à l’époque.
Quand ils arrivèrent, tout le monde dormait dans le camp, à part les sentinelles et les officiers de garde. N’étant toujours pas d’humeur à parler, Richard alla directement sous sa tente.
Kahlan n’y était pas, sans doute parce qu’elle avait rendu une petite visite à Du Chaillu. En approchant du terme, la Baka Tau Mana appréciait de plus en plus la présence de l’Inquisitrice. Sans doute parce que avoir une autre femme à ses côtés la rassurait…
Richard prit le livre de voyage d’Ander, s’empara d’une lampe et sortit. Désireux de travailler sur sa traduction, il n’avait aucune envie d’empêcher Kahlan de dormir quand elle reviendrait. Et si elle le trouvait encore debout, elle voudrait à tout prix veiller avec lui.
Il entra sous la tente où les officiers tenaient leur réunion quotidienne. Un « bureau » parfait pour un homme résolu à travailler jusqu’à l’aube.